Aussi précis qu’insaisissable
Par Guillaume Désanges
Depuis la fin des années 2000, l’artiste franco-tunisien Ismaïl Bahri développe un travail fondé sur des situations et des gestes ténus dont la logique inexorable finit par produire une forme de magie ou de grâce saisie au cœur de la matière. Froisser et défroisser des pages de magazines jusqu’à ce que l’encre se transfère complètement du papier sur les mains, en effaçant peu à peu l’image imprimée. Tendre un fil invisible, uniquement matérialisé par une goutte d’eau s’y déplaçant en créant progressivement une flaque d’eau dans l’espace d’exposition. Filmer en gros plan une perle d’eau transparente sur un poignet, dont le frémissement à peine perceptible révèle les pulsations des artères à travers la peau. Diviser verticalement un écran blanc par un trait noir grésillant se révélant être une pelote de fil qu’on enroule sur fond de neige. Représenter un trajet dans la ville à travers son reflet filmé dans un verre d’encre ou via les nuances de blanc d’une feuille de papier posée devant l’objectif de la caméra. Autant de gestes portant une attention exacerbée aux détails, aux accidents et aux variations infimes du réel qui produisent des événements inattendus. Dans l’ensemble de l’œuvre aussi bien que dans le détail des pièces, la pratique d’Ismaïl Bahri opère par creusement, insistance et révélation progressive de motifs à partir de conditions élémentaires de l’expérience. Des résolutions formelles dans le temps, selon un principe de développement photographique. Emulsion, capillarisation, dénouement et dénuement : il s’en faut de peu, parfois, pour que cette œuvre subtile ne disparaisse. Mais à travers la simplicité radicale de ces protocoles perce une sourde émotion, qui oscille entre étonnement et inquiétude, et détermine peut-être l’agenda secret de l’œuvre.
A l’invitation de La Verrière, pour sa première exposition personnelle en Belgique, Ismaïl Bahri a imaginé un ambitieux projet qui transforme l’architecture du lieu pour en faire une sorte d’instrument optique, jouant sur des jeux d’ombre et de lumière, d’apparition et de disparition d’images, révélés à l’intérieur du bâtiment ou amenés de l’extérieur. L’enjeu est de se servir de l’énergie de La Verrière, c’est-à-dire principalement de sa lumière, tout en dissimulant son origine. au sein de ce dispositif, deux types de projections se mélangent : la projection numérique et la projection naturelle. Des formes, des objets et des dessins mais aussi des percées de lumière naturelle accompagnent des vidéos rétroprojetées. Cet environnement associera des travaux récents de l’artiste produits pour l’occasion et issus d’observations et d’expériences autour de la tempête, du vent et du chaos, d’une confusion naturelle qui finit par former des visions fugitives plus ou moins ordonnées.
Présenté dans le cadre du programme « poésie balistique » qui examine les écarts entre le programme et son résultat, autrement dit entre les intentions et les intuitions dans certaines pratiques programmatiques et conceptuelles de l’art, le travail d’Ismaïl Bahri me paraît au cœur de ces enjeux, qu’il redistribue à sa manière. De fait, partant de protocoles aussi arbitraires que rigoureusement appliqués, le travail relève d’une intuition initiale que l’artiste éprouve dans un temps long et un espace réduit, sans regard appuyé vers l’horizon, c’est-à-dire sans intention particulière ni projection vers la forme qui pourrait en découler. Ce jeu subtil entre incertitude et contrôle amène l’artiste à déléguer son pouvoir d’auteur à la chance ou au vent, aux rencontres fortuites ou à la lumière, autrement dit aux contingences de situations créées presque à l’aveugle. Dans cette logique implacable du hasard, le seul contrôle réside dans un refus farouche de fixer les possibles, tandis que les forces en actes se concentrent dans le maintien d’une passivité de l’observateur. Paradoxes ? L’art d’Ismaïl Bahri est un hommage rare à l’énergie invisible de l’intercesseur immobile. Les tensions qui travaillent l’œuvre de l’intérieur fondent à la fois sa fragilité et sa puissance, qui sont deux manières de signifier une même attention soutenue aux choses du monde, dans une clarté et une évidence des formes que l’on nommera ici poésie. Une poésie directe, brute, à la clarté presque transparente, bien que marquée par un refus de signifier. De fait, l’œuvre entend rester infiniment appropriable : une forme de polysémie non négociable. Mais dans sa volonté d’effacement de ce qui pourrait être trop référencé, en se débarrassant d’un contexte géographique, culturel ou politique trop identifiable, elle résonne pourtant de nombreux tumultes du monde. Dès lors, les formes qui apparaissent progressivement aux sens et à l’intelligence sont aussi précises qu’insaisissables.
Une péninsule peu familière
Discussion entre Ismaïl Bahri et Loïc Blairon
Quand j’ai commencé à travailler sur l’exposition de La Verrière, je suis spontanément allé en parler à mon ami Loïc Blairon, parce que je sais que les questions du langage et de la poésie le préoccupent. Nous en discutons souvent et, à chaque fois, j’en ressors travaillé par ce qui s’est dit. Alors quand Guillaume Désanges m’a proposé d’inviter un auteur pour écrire un texte, un poème ou faire un entretien, j’ai préféré simplement revenir vers lui pour lui reposer une fois encore ces mêmes questions irrésolues. Ce faisant, je ne cherche pas tant à y voir plus clair qu’à saisir quelque chose de l’énergie de nos échanges réguliers, dont j’aimerais qu’elle puisse accompagner tout mon processus de travail. (Ismaïl Bahri)
I.B: Je sais que la poésie, que tu lis beaucoup, irrigue ton travail de sculpture. Pour autant, elle ne s’y expose pas. Au contraire, et c’est ce qui me touche, elle travaille dans la rétention ou la clandestinité. Comme en réserve.
En ce qui concerne mon travail en revanche, le terme « poétique » revient sans cesse dans les retours que j’en ai. Cette remarque me dérange parce qu’elle semble convoquer la couche superficielle de ce que montrent les pièces alors que j’ai le sentiment que le poétique, s’il existe, devrait infuser de manière souterraine. Dans cette contradiction entre l’invisible et l’énoncé se joue quelque chose d’essentiel à la poésie, il me semble.
L.B: Je suis méfiant dès que le mot poésie surgit dans une discussion, car il est employé trop souvent pour dire tout et son contraire. Au sens strict, la poésie n’est pas autre chose que des textes écrits par des poètes, mais si on tente d’élargir un peu, ce qui est compliqué, je dirais qu’elle pose les conditions d’une expérience. Alors, s’il faut chercher de la poésie dans ton travail, elle réside peut-être dans l’économie extrêmement réduite de tes pièces et l’observation minutieuse que tu as de l’environnement. Ce qui est intéressant, c’est que je ne te connais pas comme un grand lecteur de poésie, mais plutôt de manière plus active, comme quelqu’un qui cherche dans les livres à retrouver et reconnaître ses propres motifs et objets.
I.B: Oui, tu as raison. L’allusion au poétique dans mon travail renvoie certainement au rapport d’observation que tu évoques, marqué par une relation spécifique et peut-être intensifiée à l’espace et au temps. Cela convoque une expérience de regard vis-à-vis de ce qui nous entoure, une façon de sonder des distances et de réévaluer des rapports entre les éléments. Par ailleurs, je crois que je lis moins pour chercher des informations que pour me nourrir d’énergies et installer un état d’attention. Lire de la poésie s’inscrit dans ce mouvement de « veille », et je dois dire qu’elle m’intéresse de plus en plus.
L.B: Ton travail apparaît très homogène dans les formes et les idées. Le revers de la médaille, c’est que cette homogénéité peut avoir des allures de système, de circuit fermé. Une vidéo en amène une autre, la suivante fait retour, deux pièces font miroir… Le travail semble être un tout qui construit en interne une circulation du sens. Toute cette mécanique de précision fait penser à la construction d’une phrase, à de la grammaire. Est-ce que la poésie ne s’oppose pas à cela?
I.B: J’ai longtemps conçu mes expositions sous la forme du développement et de la résolution de mystères, ce qui implique la construction d’un certain sens, en effet. Dans la méthode, le fait de partir d’un référentiel unique, que cela soit un geste, une chose ou une situation circonscrite, permet de mieux sonder les petites nuances, les déviations et les accidents qui émaillent le développement d’une forme. Ces écarts dans la continuité m’intéressent toujours, mais je sens que je m’ouvre progressivement à d’autres logiques et d’autres économies de travail.
L.B: Tu as employé le mot « mystère ». Tu veux dire quelque chose à découvrir?
I.B: Le mystère, selon moi, est plus un mouvement qu’un état. Il renvoie au développement, à l’apparition lente, à ce qui ne se dévoile pas d’emblée alors que tous les termes sont posés visiblement, devant nous et en nous. C’est une façon de laisser deviner des causes par l’observation attentive des effets. C’est notamment ce qui guide les essais filmiques que j’ai produits sur une plage de Tunis pour l’exposition de La Verrière. C’est paradoxalement de la visibilité que naît la sensation de mystère. Chez toi, elle réside plus dans la rétention, je pense notamment aux opérations d’enfouissement que tu fais en ce moment.
L.B: Ma sculpture est une accumulation de couches temporelles et la rétention vient en partie de ce processus de stratification. Chez moi, les causes ne produisent pas tant des effets que de nouvelles causes. Mon travail réside dans ce continuum infini et l’exposition est comme un témoin, elle l’arrête momentanément, elle montre un état de la sculpture.
I.B: Pour ma part, je pense moins au lieu, peut-être. Plier l’énergie du travail à un contexte imposé ne m’intéresse pas. Cela me fait penser à une phrase de Giacometti que j’ai lue récemment : « L’espace n’existe pas, il faut le créer. »
L.B: En effet, si le travail a besoin d’un lieu pour exister, c’est dramatique. L’exposition, c’est comme un laboratoire, il faut fabriquer les conditions d’une expérience. Donc c’est grâce au travail que l’espace se construit, pas l’inverse.
I.B: Oui, cela implique de construire l’exposition à partir de l’énergie immanente du travail, depuis l’échelle du geste…
L.B: Cette échelle, c’est souvent celle de ta main…
I.B: Ou de mon corps. C’est à l’intérieur des limites de l’amplitude gestuelle que je peux identifier ces petits accidents que j’évoquais précédemment. Au-delà de cette échelle, ça se complique. Par exemple, je me rends compte que le passage à l’exposition peut engendrer un lissage de ces saillances du réel. Il est donc particulièrement délicat de cadrer et de choisir la bonne échelle pour préserver l’essentiel du travail, c’est-à-dire de s’arrêter juste avant la maîtrise, de garder l’équilibre entre précision et irrésolution. C’est précisément cela qui m’intéresse dans l’idée de « poésie balistique » qui est proposée par ce cycle de La Verrière.
L.B: Dans la présentation de son cycle, le commissaire Guillaume Désanges parle aussi de programme. C’est intéressant parce que Deleuze a écrit à propos de Proust quelque chose comme « il ne faut pas mettre l’intelligence avant », que je comprends comme « laissez travailler vos intuitions ». Il y a une forte polarité dans ton travail entre une pratique qui apparaît très programmatique mais qui ne cesse de laisser transparaître des intuitions, des contingences, des surgissements. La question de l’étonnement notamment me paraît importante, l’étonnement comme tension ou rupture.
I.B: Je crois que je cherche à m’étonner de ce que le travail me fait faire, là où il m’emmène. Et l’étonnement apparaît quand survient un événement imprévu et dépourvu de finalité, quand la situation « saute » soudain d’un état d’indifférence pour devenir considérable… Je tends en ce moment à aborder l’exposition depuis ce point précis. J’essaye de me fier aux moments d’étonnement sans chercher à les hiérarchiser, à évaluer leurs qualités ou à les inscrire dans une signification globale. à propos d’étonnement, je me souviens de l’extrait de Rilke que tu m’as envoyé et que je relis souvent.
« On sait combien nous voyons mal les choses au milieu desquelles nous vivons; il faut souvent que quelqu’un vienne de loin pour nous dire ce qui nous entoure; il fallait donc commencer par écarter de soi les choses pour devenir capable par la suite de s’approcher d’elles de façon plus équitable et plus sereine, avec moins de familiarité et avec un recul respectueux. Car on ne commence à comprendre la nature qu’au moment où on ne la comprenait plus; lorsqu’on sentait qu’elle était autre chose, cette réalité qui ne prend pas part, qui n’a point de sens pour nous percevoir, ce n’est alors que l’on était sorti d’elle, solitaire, hors d’un monde désert. »
L.B: J’y trouve des liens avec ta manière de travailler. J’ai l’impression qu’à Tunis tu vas chercher une extériorité, ce qui est paradoxal parce que c’est foncièrement chez toi. Tu n’y vis plus mais tu y fabriques tout, peut-être parce que tu arrives justement à t’extraire d’un contexte qui t’est familier en le mettant à distance. C’est comme saisir une chose en l’écartant de soi.
I.B: Oui, écarter de soi comme on réévalue une distance. C’est la mesure d’un espacement, la recherche d’une focale vis-à-vis de ce qu’on croyait familier. A ce sujet, j’ai l’impression que l’étonnement survient quand un geste de précision localise un incalculable. Quand il pointe une fuite. C’est précieux parce que cela arrive rarement. L’une des méthodes consiste à partir d’un point de proximité ou d’intimité. A chercher un repère à l’ombre duquel se placer pour se mettre à l’écart. Je me souviens que tu as fini une conférence sur tes sculptures en montrant une photographie de ton fils sortant d’un carton. Par conséquent, l’amorce d’un travail est souvent inscrite dans un terrain affectif, liée à un lieu d’enfance, à des personnes ou à des éléments ou des matérialités qui nous sont chères. Et de cet environnement créer « une péninsule peu familière », comme l’écrit Dickinson, il ne s’agit peut-être que de cela, finalement…