Quelles sont vos réactions après la visite de l’exposition « Global(e) Resistance » ?
Morad Montazami – Cette exposition s’inscrit pour moi dans une certaine généalogie avec une autre exposition qui a eu lieu au Centre Pompidou il y a vingt-quatre ans, « Face à l’histoire » (par Jean-Paul Ameline). Il ne s’agissait certes pas encore à l’époque de décolonisation des musées, comme aujourd’hui. Mais cette exposition affrontait néanmoins la question du rôle de l’artiste dans un processus de relecture de l’histoire et d’ouverture aux récits de l’autre, du colonisé ou du damné. Cet éternel perdant de l’histoire censé retrouver une voix et une trace de son expérience dans le travail des artistes, précisément à partir des années 1990. Au sommaire du catalogue de « Face à l’histoire », le désormais célèbre essai de Hal Foster, « Portrait de l’artiste en ethnographe », établissait un diagnostic qui allait grandement se vérifier dans les années 2000. Celui de l’artiste prenant la parole au nom de l’autre, le minoritaire, le sans-voix ou sans-nom. On notera d’ailleurs, un an plus tard, la documenta X de Catherine David (1997) dont l’appareil théorique contribue grandement à faire le lien entre les concepts hérités d’un modernisme critique (souvent marxiste) et les questions postcoloniales qui pouvaient émerger depuis l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud. Foster, lui, analysait au final, tout en cherchant à le dénoncer de manière subtile, une hybridation spécifique entre pratiques artistiques et pratiques activistes – comme si le critique américain n’était pas prêt à en envisager toutes les conséquences. Certes il y a toujours de l’ambiguïté à parler au nom de l’Autre et un risque presque inhérent d’esthétisation de sa subjectivité minoritaire. Il ne fait d’ailleurs guère de doute que certaines des craintes exprimées par Foster ont pu jouer à plein régime dans une exposition comme « Intense Proximité » (Okwui Enwezor, Triennale du Palais de Tokyo, 2012) où la question « Qui parle ? » n’était pas simple à démêler.
On entre dans une ère des singularités locales et des communautés multi-situées, agissantes dans plusieurs sphères d’activités, qu’il s’agisse de l’édition, du cinéma, de l’activisme… et auxquelles l’exposition en musée vient s’ajouter.
Morad Montazami
En bref, je pense que « Global(e) Résistance » marque un temps dans lequel ces questions sont arrivées à pleine maturation. Au lieu de faire simplement débat, elles peuvent être intégrées dans les processus d’acquisition et de monstration, pour interroger la mondialisation des collections. Pour le dire autrement, on est en train de passer le stade d’une élite artistique cosmopolite voire issue de l’immigration, basée peu ou prou dans les capitales occidentales et surtout identifiée dans les biennales ; on entre dans une ère des singularités locales et des communautés multi-situées, agissantes dans plusieurs sphères d’activités, qu’il s’agisse de l’édition, du cinéma, de l’activisme… et auxquelles l’exposition en musée vient s’ajouter, sans nécessairement s’imposer sur les autres.(...)
Il me semble que vous cultivez également un lien particulier avec l’œuvre de l’artiste M’Barek Bouhchichi ?
MM – Absolument. Justement la dimension politique dans l’œuvre de M’Barek Bouhchichi me semble davantage recherchée, feuilletée, se jouant à travers des concepts et des signes linguistiques nomades, n’appartenant pas aux langages autorisés ou institutionnels. Je parle de ces poèmes en langue amazighe gravés sur les bracelets de ces longs bâtons qui excèdent l’échelle humaine, pour nous inviter dans l’échelle de la nature – alors que les inscriptions gravées en question, elles, sont microscopiques. Il est entendu que sauf à connaître l’importance de la culture amazighe/berbérophone ancrée non seulement au Maghreb mais aussi à travers les pays du Sahel, on pourrait manquer le noyau principal de l’œuvre ou son « ADN ». Mais pourtant, dans sa forme qui tend presque vers le silence et vers le vide – qui se jouent entre les bâtons –, quelque chose nous ramène à des gestes artistiques comme ceux de l’Arte povera (Giuseppe Penone, Pier Paolo Calzolari, Jannis Kounellis…) mais aussi de l’anti-monument. L’installation dégage une présence hybride, on ne peut plus simple dans sa présentation, son agencement, et pourtant avec un sens presque opaque ; mais je crois qu’il faut y voir une recherche des liens organiques entre l’expérience (objective) de l’histoire et les formes (subjectives) de mémorisation.
Le bâton pour M’Barek Bouhchichi provient en effet d’une tradition de poètes Imazighen qui dansent et content en le brandissant. L’organicité matérielle que vous évoquez se déploie avec le bois, le laiton, le cuivre, formant des stratifications de couches, de formes, de signifiés…
MM – J’ai eu l’occasion d’admirer une autre pièce de M’Barek en février 2020 à Marrakech, quelques semaines avant le début de la crise sanitaire. Une pièce sculpturale à la fois différente et similaire aux bâtons, qu’il a réalisée à partir du principe ornemental des Muqarnas. Posée par terre, la pièce reproduit la forme – en creux – de l’envers d’un plafonnier traditionnel, dans un alliage fascinant du bois sculpté et du cuivre moulé. Là encore, en reprenant des gestes d’artisans. C’est d’ailleurs à cet endroit que peuvent se nouer les relations les plus éloquentes entre les œuvres de M’Barek Bouhchichi, Younes Rahmoun, Abdoulaye Konate ou Sarah Ouhaddou. Réincarner des gestes d’artisans constitue également une manière de lutter contre leur disparition, ou parce que ces gestes sont récupérés par une industrie du design. Chez tous ces artistes imprégnés par le champ des savoirs vernaculaires ou non officiels, des savoirs souvent issus des communautés locales avec lesquelles ils ont vécu et évolué, il y a un désamorçage immédiat de la frontière entre art contemporain et art décoratif ou appliqué. Une démarche à mon sens enthousiasmante pour son lien avec l’histoire des avant-gardes (école du Bauhaus, école de Casablanca, école de Khartoum…) mais aussi pour son ancrage totalement contemporain ; car ce sont des artistes qui encouragent une vision de la création s’organisant moins en genres et disciplines qu’en écosystèmes et en réseaux de signes complexes.(...)
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