Nous rejoignons Nidhal Chamekh dans son atelier, à quelques pas de la Porte de Clignancourt. Là, à la lisière entre Paris et ses quartiers périphériques, continuent d’être relégués ces migrants qui hantent le travail du dessinateur. D’entrée de jeu, un mur entièrement recouvert de photographies imprimées s’impose à nous : des bustes d’empereurs romains côtoient des divinités puniques, des portraits de migrants jouxtent des paroles du chanteur algérien Nasro ou une liste de tribus berbères. Une cartographie mentale en forme d’arborescences montre la complexité du projet auquel s’attelle l’artiste tunisien depuis sa résidence à la Villa Médicis (2021-2022). Tout débute par la découverte d’un discours du poète Édouard Glissant prononcé lors d’un colloque organisé en 2005 par l’académie Beit Al Hikma à Tunis. Le penseur s’y interrogeait sur ce qu’il serait advenu de Carthage si la cité punique n’avait pas été détruite. « Peut-être que le divers aurait pu l’emporter sur la force de l’un, commente Nidhal Chamekh, sur celle de l’empire, de Rome et de l’Occident ? »
Voilà ainsi l’artiste embarqué dans une triple recherche concernant l’influence de l’Afrique sur l’art romain, la période coloniale – étant donné que les recherches archéologiques, menées en son temps par l’École française de Rome, se sont portées sur le Maghreb tout au long du XIXe siècle –, et la condition actuelle des migrants. « Comment ne pas penser aux harragas, reconnaît l’artiste, ces femmes et ces hommes quittant les côtes nord-africaines, prenant le large vers le nord, le regard tourné une dernière fois vers Carthage, au loin ? » Dans l’atelier se tissent alors des analogies, des échos entre des temporalités et des aires civilisationnelles plus poreuses qu’on ne l’imagine. Des masques puniques que Nidhal Chamekh s’apprête à ressusciter sous forme de sculptures côtoient des photographies de migrants encapuchonnés et de la pièce iconique de David Hammons In the hood. Des premiers dessins grand format mettent en œuvre cette pratique du montage chère au dessinateur, où l’on voit des transferts d’images d’actualité se confronter à des dessins plus classiques au graphite. « Ce sont autant de narrations que j’ai envie de malmener », commente-t-il, tout en nous montrant les bustes sculptés du dieu Mercure et de l’empereur Caracalla. Le premier incarnant le voyage aurait servi aux fascistes pour légitimer leur invasion de l’Éthiopie. Le second, nous explique l’artiste, a accordé la citoyenneté à tous les Romains, y compris aux esclaves. « Il a donné à tous leur visa ! », s’enthousiasme-t-il, comme si le dessin avait le pouvoir de malmener aussi la politique. Faisons un rêve !
— Nidhal Chamekh, « Et si Carthage ? », Galerie Selma Feriani, Tunis, à partir du 25 janvier 2024.
Olivier Rachet