Massinissa Selmani, poétique de l’absurde

Mediapart, Guillaume Lasserre

Retour sur l’exposition monographique que le Frac Picardie à Amiens consacre à Massinissa Selmani et à ses formes dessinées. Intitulée « L’un sans l’autre », l’exposition propose une traversée dans le travail de l’artiste, offrant une lecture globale d’un art qui explore, avec une poésie teintée d’ironie, l’interstice qui se joue entre la réalité et la fiction.

 

Massinissa Selmani envisage le dessin comme un terrain d’expérimentation. Il produit des « formes dessinées », peu importe qu’il s’agisse de dessins, de volumes, d’installations ou de courtes animations mises en boucle. Des images trouvées dans la presse, illustrant des évènements politiques ou sociaux, servent de matrices à ses œuvres. Il les retravaille de façon à les décontextualiser, isolant des éléments et des figures qu’il met ensuite en scène dans des situations étranges ou absurdes. Selmani est passionné par la photographie de presse. « C'est une forme de journalisme qui m’intéresse beaucoup. Il y a ce rapport à l’actualité mais c’est une façon aussi de mettre une temporalité différente par rapport à l’actualité. Dans les dessins en particulier il n’y a pas d'indication de lieux, de personnages connus, donc les situations sont suspendues[1] » explique-t-il. À Amiens, le Frac Picardie accueille « L’un sans l’autre[2] », une exposition autour de sa pratique artistique d’inspiration surréaliste, qui se caractérise par une économie de moyens, une épure. « Faire avec peu » pourrait être sa devise. Surtout, il trouve dans le dessin, la possibilité de travailler partout, tout le temps.

 

 

Né en 1980 à Alger dans une famille de la classe moyenne populaire, Massinissa Selmani passe son enfance dans un quartier du centre de la capitale algérienne. Il a quatorze ans lorsque sa famille s’installe en Kabylie. Même s’il a d’abord fait des études en informatique à l’université de Tizi-Ouzou, pour rassurer sa famille comme il le concède, il a toujours voulu être artiste. « Enfant, je passais mon temps après l’école à dessiner et à jouer au foot[3] » raconte-t-il. En 2005, il dépose un dossier de candidature à l’École des beaux-arts de Tours. Retenu, il s’installe en France la même année. Il a alors vingt-cinq ans et quitte pour la première fois l’Algérie. L’enseignement de la photographe Suzanne Laffont, qui travaille sur la question du document et de l’archive, l’amène à réfléchir sur sa pratique. Parmi ses premières influences, il cite Honoré Daumier, et surtout Saul Steinberg, le dessinateur du New Yorker, qu’il découvre à l’école et qui devient son modèle de référence. Il est diplômé en 2010. Il vit et travaille depuis à Tours.

 

 

Entrer dans le dessin

 

Il faut entrer dans les dessins de Massinissa Selmani si on veut les appréhender. Le projet intitulé « Les altérables », en cours depuis 2010, illustre sans doute le mieux la façon dont l’artiste travaille. Il s’agit de reconstituer une série de dessins en répondant à un protocole précis. Des visuels provenant de journaux sont photocopiés, avant d’être modifiés par l’ajout d’une ou plusieurs feuilles de papier calque. Sur chacune de ces strates, un dessin duplique, déplace ou ajoute un contour ou un élément présent dans l’image originale qui, ainsi réinterprétée, est scannée. Extraite de son contexte et altérée par ces différentes étapes, elle prend un sens nouveau, devient autre chose. Massinissa Selmani pioche dans les images pour inventer des compositions aux repères spatiaux-temporels équivoques, à l’image d’ombres qui se contredisent dans un même dessin, ou de représentations d’objets ambigus comme cette boite d’allumette qui est peut-être un bateau, si bien qu’il faudrait plutôt les considérer comme des images mentales. L’étrangeté se loge aussi dans des objets qui sont parfaitement identifiés, comme un plot de circulation et une paire de jumelles qui, une fois associés, deviennent « un beau poisson dans un bocal » (2021), semi ready-made à la fois absurde et poétique. De ses études en informatique, il a gardé le goût des formes géométriques, des triangles qui se répètent. « La nature même de l’informatique ce sont quand même des jeux de combinaison à partir de deux éléments qui sont le zéro et le un. Je pense qu’il y a dans la nature et dans l’informatique, quelque chose qui peut se retrouver dans le propre éco-écosystème de la pensée de Massinissa Selmani[4] » confie Philippe Piguet, le commissaire de l’exposition.

 

Les représentations du mur et du passage, et les questions qu’elles soulèvent, sont aussi très présentes dans son œuvre. Les hauts murs récurrents font penser à celui qui sépare les États-Unis du Mexique, à ceci près qu’ils ne sont jamais terminés et laissent ainsi la possibilité d’être contournés. Massinissa Selmani ménage toujours une porte de sortie, une échappatoire au mur. Il y a aussi des portes qui ouvrent sur nulle part, et dont on ne peut distinguer, la plupart du temps, si elles nous enferment à l’intérieur ou à l’extérieur, un escalier qui mène à une impasse. Pour l’artiste, il faut savoir aller au-delà de l’image. Dans la salle de programmation vidéo, un court film animé, réalisé image par image, comme avant l’ère numérique, se révèle une nouvelle histoire de territoire. On y voit un oiseau sortir de son nid, construit dans une palissade qui renvoie à l’idée du mur. L’oiseau semble en liberté mais, dans un mouvement circulaire, retourne inévitablement dans le nid. Dans un autre petit film dessiné, on voit un avion traverser l’image sur laquelle des lignes délimitent un espace, le clôturent. Si l’avion continue sa progression dans le ciel, son ombre est retenue au sol, butant contre l’un des traits, comme s’il s’agissait d’une frontière infranchissable. Difficile ici de ne pas y voir une métaphore des politiques de migration actuelles. Si la violence n’est jamais montrée de façon frontale, elle est là pourtant, sous-jacente, comme le montre la présence d’un maître-chien sur l’un des dessins. « Je n’impose pas de récit précis. C’est un cheminement fait de situations suspendues dans l’espace et le temps, où peut s’opérer une perte de repères, malgré le sentiment de reconnaître des choses qui semblent familières[5] »explique l’artiste. Chacun fait ainsi son propre récit en fonction de ses références culturelles. L’artiste laisse ouverte l’interprétation. « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux » disait Marcel Duchamp.

 

« Les œuvres de Massinissa Selmani interrogent d’emblée le regard parce qu’elles ne s’offrent pas à voir de façon explicitement narrative » explique Philippe Piguet dans le texte qui accompagne l’exposition. L’artiste conçoit le dessin comme une documentation de la pensée, et l’utilise pour explorer l’intervalle qui sépare la fiction du réel. Dans ses mises  en scène de papier, la gravité des sujets est contrebalancée par un humour tirant sur l’ironie et empreint d’une certaine forme de mélancolie, entre poétique et politique.

 
 

[1] Conversation avec Massinissa Selmani, Interview : Gautier Dirson, chargé de mission au service éducatif, 2024.

[2] Le titre est inspiré d’une citation de Marc Guillaume dans son livre, Puissance de l’ellipse, Dé-coïncider d’avec le cercle, édition Galilée, 2023 : « une chose ne peut pas exister sans son contraire ».

[3] Cité dans Séverine Pierron, « Chez Massinissa Selmani, la poésie de l'absurde », Le magazine du Centre Pompidou, 28 août  2023,https://www.centrepompidou.fr/fr/magazine/article/chez-massinissa-selmani-la-poesie-de-labsurde

[4] Conversation avec Massinissa Selmaniop.cit.

[5] Séverine Pierron, op. cit.

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